Le Premier Exil
Lecture Osiris
“ Je savais que ces hommes faisaient partie de ces groupes paramilitaires que tout le monde en Uruguay craignait tant – comme je savais que cette femme menottée qui me tournait le dos était ma mère. »
Le Ghetto intérieur racontait le silence, en 1945, de celui qui deviendrait le grand père de l’auteur, Vicente Rosenberg, qui émigra à Buenos Aires. Le Premier Exil s’ouvre sur la mort, vingt ans plus tard, dans cette même ville, de l’arrière-grand-père maternel, l’abuelo Zeide, un Juif originaire de Kiev. Mais la famille du narrateur a dû fuir l’Argentine pour l’Uruguay, et échapper à la dictature, après le coup d’État militaire en 1968. C’est le roman d’un âge plus mystérieux que tous les autres, qui a commencé quand le narrateur avait six ans par un premier exil d’Argentine en Uruguay, et s’est achevé à douze ans par un second exil, en Europe. Avec un sens de l’autodérision et du drame, l’auteur fait l’histoire des origines de son propre silence, de sa relation tourmentée au langage, de ses traumas, de son apprentissage de la vie, et de l’intuition première de la puissance de la littérature dans une existence. Derrière ce récit d’une enfance inquiète, laconique, le livre dresse aussi le portrait du continent sud-américain que recouvre peu à peu une nuit sanglante, où la torture et les disparitions deviennent routinières.
L’enfance
« Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour protéger les enfants – mais personne ne s’inquiète qu’on détruise l’enfance. L’enfance n’est pas ce que l’on croyait qu’elle était au XIXe siècle, avant la psychanalyse, avant la libération sexuelle, avant mai 68. Elle n’est pas ce royaume d’une immense innocence qui ne serait le résultat que d’une immense ignorance. Ce n’est pas nous, adultes, qui pouvons apprendre aux enfants ce que sont l’amour, l’amitié – ou la sexualité – Ce sont eux avec leur savoir oublié, avec leur savoir contradictoire, irrésolu, irrésoluble, qui ont tant de choses à nous enseigner. Et s’il est louable de protéger les enfants, combien plus louable il serait de les protéger surtout en protégeant – c’est-à-dire en écoutant – cet enfant qui nous est le plus proche et le plus lointain, le plus connu et le plus étranger : l’enfant qui est en nous. » (p.166)
La peur
« La peur la plus terrible, la plus cruelle, celle dont le souvenir ne s’effacera jamais, reste celle de l’obscurité. Pourtant à l’opposé des six premières années de ma vie, celles de mon enfance laconique à Buenos Aires, au cours de mon aphone jeunesse à Montevideo, cette terreur, comme j’écrivais, devait peu à peu s’en aller. À Buenos Aires les rues étaient illuminées et elles m’étaient interdites. L’obscurité n’existait que dans l’artifice de ma chambre à l’heure du coucher. En Uruguay, lorsque nous y sommes installés, la nuit souvent nous surprenait dehors, car nous jouions au football sur la chaussée jusqu’à ce qu’elle tombât, et la calle Parra del Riego, à l’époque n’était pas éclairée. (…) En Uruguay, dans ce petit pays si paisible, si nonchalant, qui allait devenir peu à peu si violent, la nuit existait encore – et les rues appartenaient aux enfants. […]
Mais dès que je retournais dans ma chambre et que ma mère éteignait la lumière, je redevenais l’enfant que jamais je ne cesserai d’être ; l’enfant qui, aujourd’hui encore, âgé de soixante ans, fuit pâle, défait, hanté par son linceul ayant peur de mourir lorsqu’il couche seul. » (p.60)
La violence
« Blanqui, Barbès, Raspail. La lutte armée est-elle parfois nécessaire ? L’utilisation de la violence se justifie-t-elle dans certaines circonstances ? Des hommes comme Dan Mitrione* méritent-ils d’être enlevés, jugés et exécutés ? Je laisse ce débat ouvert. L’enfance et la jeunesse, qui seules m’importent à présent, n’ont que faire de l’ardue séparation du bien et du mal : elles aiment et savent ce que sont l’un et l’autre et la place qu’on peut leur accorder à tous deux, en même temps dans notre cœur. » (p.183)
* Dan Mitrione (1920-1970) est un agent du FBI, qui a coopéré avec la police de divers pays latino-américains en partageant son expérience dans le domaine de la torture. Il est enlevé et exécuté par le mouvement révolutionnaire Tupamaros à Montevideo en Uruguay en 1970.
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