Refus, retards et renoncements au soin chez les personnes exilées accompagnées par le Comede
Benjamin Demagny, coordinateur du Comede PACA et répondant sur la permanence téléphonique, présente les données que le Comede recueille depuis juin 2023 sur les retards, refus et renoncements au soin des personnes exilées accompagnées dans son centre de soins à Marseille et dans ses autres dispositifs.
Avant d’aller plus loin dans les observations du Comede, peux-tu nous dire ce qui constitue un refus de soin ?
Dans le compte-rendu d’une réunion partenaires en date du 21 mai 2024, la CNAM reprenant les termes du Code la santé publique rappelle qu’un refus de soin discriminatoire consiste en toute pratique qui tend à empêcher ou dissuader une personne d’accéder à des mesures de prévention ou de soin par quelque procédé que ce soit. Un tel refus de soins est discriminatoire donc interdit et contraire à la déontologie des professionnels de santé.
Comment les missions d’observation et d’analyse du Comede ont elles intégré ces données sur les refus, les retards et les renoncements au soin ?
En France, nous nous appuyons sur nos différents dispositifs pour constater et mieux comprendre les situations de refus des soins qui nous sont amenées, soit par les personnes elles-mêmes affectées par ces refus soit par les acteurs qui accompagnent ces personnes.
Ces situations nous sont partagées lors des consultations dans nos différents centres de soin médico-psychologiques, où des personnes exilées sont reçues avec des interprètes professionnels.
Nous en prenons aussi connaissance par le biais des dispositifs de permanences téléphoniques, dont les permanences médicales et psychologiques de plus en plus souvent saisies par les personnes ayant subi des retards et refus de soin et leurs proches.
Le poste d’observation du Comede à travers ces deux pôles d’activité (centre de soin et permanences téléphoniques) permet de constater une multiplication des situations de renoncement, de retard et de refus de soins.
Ces constats sont de longue date partagés par des structures qui se sont dotées d’observatoire de l’accès aux soins (comme Médecins du Monde par exemple). Les refus de soins en médecine de ville sont également documentés par différentes enquêtes (voir par exemple les enquêtes de la Fédération des Acteurs de la Solidarité).
Mais ce qui est significatif aujourd’hui c’est que ces constats sont perçus par bien d’avantages de structures, notamment les refus de soins des établissements de santé à l’encontre d’étranger·e·s majeur·e·s ou mineur·e·s récemment arrivé·e·s en France, y compris dans des situations entraînant une altération grave et durable de l’état de santé.
Cela a notamment conduit à une mobilisation nouvelle au sein de l’Observatoire du Droit à la Santé des Étrangers (ODSE), ce qui n’était pas le cas auparavant.
Ce sont ces mêmes constats d’aggravation des refus, retards et renoncements au soin chez les personnes exilées qui ont conduit le Comede il y a un an, en juin 2023, à compléter les observations qualitatives par des données quantitatives permettant d’évaluer l’ampleur du phénomène dans le cadre des consultations (médicales ou sociales).
Nous avons commencé à poser à nos patient·e·s des questions concernant les éventuels renoncements, retards et refus de soin qu’elles/ils avaient déjà vécu. De manière complémentaire, nous avons aussi posé des questions concernant la réalisation des bilans de santé et le recours à l’interprétariat en consultation de santé, car ces points nous paraissaient liés.
L’idée c’était à la fois de recueillir ces informations pour corréler les constats qui étaient faits par les différents consultants des dispositifs de soins et par les répondants des permanences téléphoniques, mais aussi de les croiser avec les critères de vulnérabilité des patient·e·s.
Nous voulions rechercher les corrélations entre les renoncements, retards et refus de soin et les situations de détresse sociale, ce qui, pour nous, signifie cumuler plus de cinq critères de vulnérabilité (par exemple liés à l’hébergement, aux ressources, à l’absence de couverture maladie, de titre séjour, ou encore à l’isolement relationnel).
Quels sont les constats généraux que vous faites ?
J’évoquerai notamment trois constats.
Le premier, qui ne concerne que les personnes en situation irrégulière, et qui est appuyé par une étude récente, nous dit que le taux de recours à l’AME n’est que de 50%[1]. C’est important de l’avoir en tête parce que l’on sait que les renoncements, retards et refus de soin sont extrêmement corrélés au défaut de protection maladie.
Le deuxième constat, plus connu, c’est que les retards et refus de soin en médecine libérale, concernent de manière générale les personnes précaires, françaises ou étrangères, qui sont bénéficiaires de la CSS ou de l’AME. Et comme ces retards et refus de soin concernent la population précaire en France, il y a très peu de plaintes, alors que des modes de recours sont prévus.
A titre d’exemple, toujours lors de cette réunion partenaire du 21 mai 2024, la CNAM a indiqué qu’il y avait eu seulement 281 plaintes en 2023 reçues soit par les CPAM, soit par les ordres (médecins, dentistes et les autres). C’est donc très peu.
Enfin, le troisième constat, qui est moins connu mais en nette aggravation concerne la multiplication des retards et refus de soin dans les établissements de santé publics et privés qui, eux, ne concernent que les personnes étrangères.
Cette forte augmentation est à mettre en lien avec la multiplication des situations où les personnes étrangères ne peuvent ou n’arrivent pas à obtenir la prise en charge de leurs frais de santé, soit du fait des évolutions règlementaires, soit en raison des changements dans les pratiques des CPAM.
Ce qui est documenté de plus en plus aujourd’hui, notamment par les associations membres de l’ODSE, c’est que ces retards et refus de soin hospitaliers interviennent désormais même dans des situations où l’absence de soin va avoir des conséquences directes sur l’altération grave et durable de l’état de santé d’une personne, en méconnaissance de la déontologie des professionnels de santé.
Donc, ce phénomène est nouveau par son ampleur et vient toucher des situations où l’absence de prise en charge a des conséquences graves.
Pourquoi les personnes étrangères ne peuvent ou n’arrivent pas à obtenir la prise en charge de leurs frais de santé ? Qu’est ce qui s’est détérioré ces dernières années ?
Je fais référence à tous les différents durcissements législatifs, règlementaires, ou les changements de pratiques qui sont intervenus récemment. C’est cela qui va directement impacter les prises en charge hospitalières, entraînant des retards d’ouverture des droits, des ruptures prolongées, et de nouvelles catégories de personnes sans droits, même dans les cas où elles peuvent y prétendre.
Par exemple en demandant des pièces non obligatoires, comme les avis d’imposition, qui vont bloquer les dossiers lorsqu’ils ne sont pas fournis. Ces pratiques restrictives des CPAM sont progressivement intégrées par les établissements hospitaliers. Et les personnels hospitaliers, en conséquence, vont exprimer aux personnes qu’elles ne peuvent pas avoir de droit.
Un autre exemple est le projet actuel de réforme de l’AME qui, s’il est adopté, va entraver l’accès aux soins notamment des femmes migrantes par deux nouvelles mesures restrictives[2] :
- l’obligation de fournir un document d’identité avec photo, au lieu de tout justificatif d’identité, va empêcher notamment les femmes soumises à des situations de dépendance et/ou de grande précarité de déposer un dossier ;
- le fait de « conjugaliser » les ressources avec celles de leurs partenaires qui sont français ou étrangers en situation régulière et qui ont des ressources. Aujourd’hui ces femmes peuvent bénéficier de l’AME sans prise en charge des ressources de leur partenaire, mais avec cette nouvelle mesure ces femmes n’auront plus accès à l’AME car elles seront considérées comme ayant trop de ressources.
Sur la base des données que vous récoltez depuis un an sur les retards, refus et renoncements aux soins, quels sont vos premiers résultats concernant la région PACA ?
Suite à l’élargissement du recueil de données, nous avons récolté des données quantitatives mais aussi qualitatives, puisque ce recueil est effectué dans le cadre d’un entretien médical individualisé, dans la langue du patient.
Nous avons obtenu ces données sur l’ensemble du territoire français.
Concernant les patients consultant au centre de soin du Comede à Marseille, qui viennent donc de Marseille et de ses environs, nous savons que lorsqu’ils sont reçus pour la première fois, ils sont en moyenne présents en France depuis 2 ans (durée médiane).
Les premières données indiquent que :
- 27% ont subi un refus de soin
- 64% ont subi une rupture de traitement dans le cadre de la prise en charge d’une maladie chronique
- 37% ont renoncé à se soigner.
De manière complémentaire, pour les personnes qui, avant de consulter au centre de soin du Comede, ont déjà eu une première consultation de santé ailleurs, on observe que :
- ¼ d’entre elles n’ont jamais eu de bilan de santé ;
- la moitié ont eu un bilan de santé réalisé mais incomplet.
On associe cela à une non-dispense d’un acte qui nous paraît essentiel.
Nous avons aussi pu constater que parmi ces personnes, 28% avaient bénéficié de l’accès à l’interprétariat professionnel lors d’au moins une consultation de santé.
Ensuite, nous avons croisé ces résultats avec les critères de vulnérabilité des personnes. Une des conclusions évidentes c’est que ces situations de refus, retards et renoncements au soin sont corrélées à l’absence de couverture maladie.
Les résultats au terme de la 1ère année démontrent aussi que ces situations sont significativement plus importantes pour les personnes en situation de détresse sociale (c’est-à-dire celles cumulant plus de 5 critères de vulnérabilité).
La comparaison des données entre Marseille et hors PACA indique des données similaires pour cette 1ère année avec néanmoins une proportion de personnes ayant renoncé aux soins moins importante (37% à Marseille) que dans les autres dispositifs régionaux (69%).
Cela est certainement dû sur Marseille à une accessibilité à des dispositifs de soin (PASS, centres de santé, réseau associatif) et une carence en soin (établissements de santé et médecine libérale) moins importante que dans certains endroits où la pénurie de soignants est encore plus forte.
[1] Enquête IRDES – Novembre 2019 – Le recours à l’Aide médicale de l’Etat des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas. https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/245-le-recours-a-l-aide-medicale-de-l-etat-des-personnes-en-situation-irreguliere-en-france-enquete-premiers-pas.pdf
[2] Cf Communiqué de presse inter-associatif : Aide Médicale d’Etat, les femmes précaires dans le collimateur du gouvernement ? https://www.comede.org/communique-de-presse/