Paul Jouanny, Thomas Collin et Lucie Borel, membres de l’équipe de maraude du Pont de la Gare Saint-Charles de Médecins du Monde (MDM) à Marseille
Contexte : Depuis de nombreux mois, un campement de personnes exilées existe sous le pont de la gare Saint-Charles à Marseille. Les personnes qui se sont installées sur ce campement vivent dans une précarité extrême. Une association, les usagers du pont de la gare Saint-Charles, les accompagne. Depuis le début 2022, MDM développe une action d’aller-vers et médiation en santé envers ce public.
Le 11 octobre 2022, le campement est évacué par les forces de l’ordre. Parmi les personnes vivant dans ce lieu, 28 ont accepté d’être redirigées vers l’Unité d’hébergement d’urgence du CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) Forbin pour un accueil de 15 nuits qui amènera sans doute à une remise à la rue. C’est ce jour-là que nous nous entretenons avec l’équipe.
Bonjour à tous les trois, est-ce que vous pouvez vous présenter, et nous expliquer vos missions à MDM ?
T : Je suis médecin généraliste et bénévole à MDM depuis 2 ans, à la fois aux consultations du CASO (Centre d’Accès aux Soins et d’Orientation), et aussi pour la mission « squat et bidonville » depuis le début 2022. En parallèle, j’ai une activité professionnelle en service d’urgence. J’ai toujours eu une orientation sur les questions de santé-précarité depuis ma formation, dans les programmes de MDM ou en mission humanitaire.
P : Je suis travailleur social et bénévole à MDM depuis 1 an sur la mission « squat et bidonville », où j’interviens quasi exclusivement sur le site de Saint-Charles. Je travaille en parallèle à temps partiel dans une autre association d’accompagnement de personnes exilées à Marseille.
L : Je suis chargée d’accueil social à MDM depuis 3 ans et demi, où je travaille sur l’accueil et l’orientation des personnes reçues, avec aussi un rôle de médiation pour accompagner les gens et faire valoir leurs droits.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment MDM à commencer à s’impliquer et à intervenir sur le site du pont de la gare Saint-Charles ?
L : En février 2022, l’association des usagers du ponts de la gare nous a interpellé concernant la situation des personnes du campement qui s’est installé là il y a plusieurs mois. Ils constataient des situations médicales alarmantes sur place qu’ils n’arrivaient pas gérer. Ils ne savaient plus quoi faire.
On a commencé par y aller, voir ce qu’il se passait, et finalement on est resté car il y avait en effet beaucoup à faire.
Justement, quels ont été vos constats au début de votre intervention ?
T : Notre activité est une activité d’aller-vers, de 1er recours. La première chose qu’on a observée en arrivant c’étaient les conditions de vie dégradées, les grandes difficultés du quotidien.
Les premières demandes qui ont été verbalisées de la part des gens vivant sous le pont ont été exprimées assez facilement, mais uniquement autour de plaintes somatiques, algiques. Les gens ne verbalisent pas directement des demandes liées à leur souffrance mentale.
Les accompagnements relatifs à la souffrance psychique se font plus progressivement, avec le temps et les liens de confiance qui se tissent.
A l’exception, je dirais des épisodes qu’on a observés depuis février où il y a eu ce qu’on peut qualifier de décompensations sévères, c’est-à-dire une dégradation importante de l’état psychique, avec des signes manifestes de souffrance mentale, des troubles psychiques sévères qui ont poussé à des orientations urgentes vers les services hospitaliers spécialisés.
P : Malgré le fait que les personnes nous en parlaient peu au début, la souffrance mentale est pourtant rapidement devenue un sujet assez central de notre intervention.
T : Oui, c’est manifeste qu’il y a des problèmes de santé mentale, mais forcément ce ne sont pas les premières demandes qui sont exprimées.
L : Je pense aussi que certains avaient déjà manifesté des problèmes psy avant de se retrouver sous le pont. On a appris que d’autres avaient aussi déjà eu des décompensations avant.Je me souviens d’un d’entre eux qui nous a demandé de l’aide là-dessus directement. Le Comede nous a accompagné sur cette situation, et ce monsieur a pu être hospitalisé.
P : En tant que travailleur social, j’ai été frappé de constater que toutes ces personnes sont là parce qu’elles ne rentrent dans aucune case administrative, et qu’il y a peu, voire pas de possibilités d’améliorer leur statut au niveau légal.
L : Leurs demandes principales sont l’hébergement et des papiers pour pouvoir travailler pour avoir des conditions de vie dignes.
Qu’est-ce que vous avez mis en place sur le plan des besoins en santé mentale de ce public ?
L : Il y a quand même de grosses difficultés à accrocher au système des CMP (Centres Médico-Psychologiques), pour de multiples raisons. C’est déjà très compliqué pour eux de se déplacer, parce qu’ils ont toutes leurs affaires sous le pont, et parce qu’ils ont peur de se les faire voler en s’éloignant. Ensuite, ils ont peu de repères spatio-temporels : c’est compliqué de se repérer dans le temps, de se rappeler d’un rendez-vous. Pour certains aussi, c’est difficile de comprendre ce qu’un suivi là-bas va leur apporter.
T : Le préalable c’est créer du lien et des liens de confiance pour pouvoir accompagner les personnes rencontrées.
L : L’idée de discuter avec eux, organiser des petits-déjeuners avec eux, sociabiliser, nous semblait finalement plus opportune que d’orienter vers un CMP.
P : Oui, c’est plus une prise en charge collective finalement.
L : On a aussi constaté que les situations de décompensation faisaient peur aux autres, ils nous disaient avoir peur de voir les autres « devenir fou ». Alors, on a aussi échangé avec eux là-dessus : savoir comment gérer les situations de décompensation entre eux, comment réagir.
T : En fait, il y a une espèce de communauté même dans la santé psychique, une tolérance et une bienveillance entre eux, malgré les violences. Tu vois ce matin même M, tanké sous sa tente, les autres l’ont laissé tranquille. Il y a une tolérance de sa différence.
L : Je repense à T qui nous disait ce matin que ça faisait une semaine qu’il n’arrivait pas à se laver et à manger. Il a dit « vivre à la rue c’est comme vivre comme un fou, et je sais bien que je ne suis pas fou ».
Je trouve que c’est représentatif : quand tu vis en errance, tout le monde te voit comme un fou, mais tu n’es pas fou.
T : Il a la capacité de se décentrer pour se détacher de ses conditions de vie indignes.
L : On a aussi vu une personne qui nous avait demandé de l’aide immédiatement sur le plan psy. Il a pu être hospitalisé en hôpital psychiatrique. Quand il est sorti, c’était juste une personne différente, Il était reposé parce qu’il avait un endroit où dormir et des gens pour prendre soin de lui à l’hôpital. Ensuite, il a même servi de médiateur pour les autres en leur disant que l’hospitalisation et le fait d’être pris en charge lui avait fait du bien.
En quoi consistait votre intervention, comment était-elle organisée ?
P : Nous nous rendions sous le pont tous les vendredis après-midi avec des équipes mixtes soignant/travailleur social. Depuis juin, la PASS mobile s’installe aussi sur le parvis de la gare, mais on s’est rendu compte que les gens ne montaient pas, c’est comme deux espaces différents qui ne communiquent jamais.
T : On a aussi proposé des actions d’accompagnements physiques ponctuels individuels selon les disponibilités : au Comede, à la PASS, etc.
P : Oui parce qu’on s’est rendu compte que si on ne les accompagne pas dans un lieu, ils ne se déplacent pas.
Il y a aussi de gros problèmes d’addiction : aux médicaments (opiacés), à l’alcool, à toutes sortes de drogues. A la gare en général il y a aussi pas mal de trafics, et donc de la violence.
Ces comportements addictifs que vous avez constatés justement, vous les rattachez à une conduite ancienne, d’avant l’exil, ou pas forcément ?
P : Non, c’est totalement lié aux évènements vécus.
T : C’est clairement suite aux parcours d’exil.
L : L’un d’entre eux nous disait qu’il avait commencé à consommer après ce qu’il a vu aux Flamants [incendie d’un immeuble de la cité des Flamants à Marseille ayant causé trois morts et plusieurs blessés graves en juillet 2021].
P : Beaucoup se plaignent aussi de l’inaction, de n’avoir rien à faire, et ça aussi, ça peut mener aux addictions.
L : Certains nous ont demandé une aide par rapport à ces comportements addictifs, mais vu qu’il n’y a pas d’hébergement, je ne vois pas ce qu’on peut mettre en place qui tienne.
On a réfléchi notamment avec Osiris à la possibilité de mettre en place des groupes de parole sur des temps de petit-déjeuner co-organisés par Osiris, le Bus 31/32 et nous, pour couvrir les différents besoins. Mais ça n’a pas abouti. Il faut dire qu’on imaginait mettre ça en place en septembre-octobre mais il y a eu l’expulsion aujourd’hui.
Et sur le plan plutôt de l’accompagnement socio-administratif, quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
L : Les demandes principales des gens étaient claires : des papiers et un toit. Et là-dessus, nous n’avons rien à leur proposer. Le 115, il y a peu de places, et de toute façon, ce n’est pas adapté, ils n’y restent pas.
P : Au niveau des statuts administratifs, ce ne sont que des personnes dublinées en fuite. Certains arrivent à repasser en procédure normale. C’est l’association des usagers du pont qui s’occupe du suivi de l’asile. J’essaie de dépatouiller un peu leur situation, de voir les documents qu’ils ont. Mais généralement, il faut attendre, il n’y a pas grand-chose qu’il soit possible de faire.
L : Un autre élément important c’est que le pont est un lieu de vie, mais c’est aussi un lieu de passage. Certaines personnes vont passer quelques jours, quelques nuits ici, à leur arrivée à Marseille.
T : Pour ceux qui sont de passage, c’est plus facile de faire des orientations.
Alors que les personnes qui vivent là de manière plus permanente sont vraiment dans des problématiques de sans-abrisme.
Il y a aussi ceux qui sont passés par là et qui reviennent, ceux qui sont au 115, et n’ont donc aucun lieu pour se poser dans la journée.
P : C’est pour ça qu’on pense que cela va rester un lieu de passage, même après l’expulsion.
De combien de personnes est constitué ce groupe vivant sous le Pont ? Qui sont-elles ?
T : Les « permanents » sont une trentaine.
L : Nous avons vu une soixantaine de personnes depuis le début de notre intervention là-bas.
P : Au départ il n’y avait que des hommes isolés sous le pont. Mais dernièrement, des femmes sont arrivées. Ces femmes sont toutes françaises, et plutôt avec des problèmes de santé mentale avérés.
Dernièrement, on a commencé à distribuer des tests de grossesse sous le pont, il y a même eu une naissance, le premier bébé du camp.
T : Il y a de l’amour aussi sous le pont !
Comment s’est préparée l’évacuation d’aujourd’hui ?
L : Ça s’inscrit clairement dans le contexte des travaux de la gare à venir.
T : Une rumeur a commencé à circuler sur cette évacuation, mais officiellement, l’annonce a été faite vraiment au dernier moment.
P : Nous l’avons su vendredi, pour une évacuation aujourd’hui mardi [11octobre 2022].
Comment avez-vous réussi à préparer ça malgré ces courts délais ?
T : La première chose a été d’informer les personnes résidentes.
L : Nous avons pu faire intervenir une avocate hier, qui est venue informer les personnes de leurs droits.
P : Au départ, on avait dans l’idée de s’opposer à cette évacuation, mais on s’est rendu compte que les personnes n’étaient finalement pas réfractaires à l’idée de quitter ce lieu.
Donc l’idée pour nous a été d’essayer d’obtenir plus de garanties, qu’ils puissent se voir proposer des solutions plus pérennes. Mais on a vraiment été pris de cours.
Qu’est-ce qui a été proposé aux gens finalement ?
P : Du 115 pour 2 semaines…
Vous pensez que vous allez pouvoir garder du lien avec ces personnes ?
L : L’idée c’est d’essayer.
T : Nous avons donné à chaque personne une fiche d’information individuelle avec les contacts des structures qui les ont accompagnées. Il y a quand même de la communication entre les usagers et nous, donc il y a possibilité de garder du lien.
L : On va continuer d’aller à la gare, et c’est possible qu’on les revoie là-bas.
T : C’était un lieu central, mais il y a aussi des lieux satellites.
L : La difficulté c’est qu’ils se font voler leurs affaires tout le temps. Donc s’ils ont un téléphone une semaine, ils se le font voler, et la semaine d’après ils n’en ont plus, et donc c’est très difficile de garder le lien téléphonique. Ce sera sans doute plus facile par le biais de l’association des usagers du pont de la gare.
P : Pour moi ce qui est sûr c’est que tant qu’ils seront à Forbin, ils iront à la gare toute la journée, puisqu’ils sont obligés de quitter les lieux tôt le matin et ne peuvent pas y retourner avant 18h.
Suite à votre intervention de plusieurs mois là-bas, quel est le message que vous et MDM souhaitez porter sur ce sujet-là ?
L : L’hébergement, un toit, ça amène de la sécurité. Beaucoup de choses seraient différentes pour eux s’ils avaient un toit et pas ce souci constant, tous les jours. Et un toit ce n’est pas une solution où ils sont obligés de sortir à 8h du matin et rentrer à 18h le soir.
T : Maintenir les gens dans ce genre de lieux, c’est une répétition de leurs traumatismes, une énième rupture de confiance. Il est important de maintenir et d’entretenir des liens, et d’éviter la répétition de ce genre de ruptures.
L : Il faut plus de moyens sur l’aller-vers psy, il faut des équipes mobiles renforcées sur ce public-là. Nous avons pu en faire hospitaliser quelques-uns, et un est suivi au CMP, mais pour tous les autres, c’est compliqué.
P : C’est clair en tous cas que l’évacuation n’est pas une solution et que ça n’apporte rien de positif.
T : Je dirais aussi qu’on n’a pas utilisé toutes les données qu’on a récolté pour en faire un bilan écrit, qu’on aurait pu ensuite utiliser comme plaidoyer. On a peut-être aussi manqué d’occasions d’insister sur le besoin de mettre à l’abri ces personnes, notamment auprès de la Mairie, pour trouver des solutions alternatives au 115.
En fait, on a été mis devant le fait accompli de la décision du Préfet. On n’a pas assez interpellé les pouvoirs publics pour présenter nos diagnostics et demander qu’ils agissent.
On l’a fait de manière officieuse seulement.
L : Avec l’arrivée prochaine de la trêve hivernale, les expulsions s’enchainent…
T : Le dispositif mis en place aujourd’hui pour les expulser était énorme, disproportionné. Ils ont évacué 28 personnes, mais il y avait des camions des CRS, une quinzaine de salariés de l’association Sara-Logisol, une quinzaine de salariés de l’ADDAP13, et nous MDM… Tout ça a un coût énorme qui aurait pu être mis dans une réelle mise à l’abri de ces personnes.
L : On avait pour projet de mettre en place des activités collectives de soutien psycho-social à travers la pratique du foot. On avait même trouvé un stade, et nous avions prévu d’aller y jouer avec eux. Avec un camion de pompiers à proximité aussi