La Parole à Juliette Babin et Marie Priqueler de Migrations Santé Alsace
Migrations Santé Alsace travaille depuis une dizaine d’années autour de la lutte contre les discriminations en santé.
Juliette Babin, Chargée de mission Prévention des discriminations dans le domaine de la santé et formation des professionnel·le·s., et Marie Priqueler, Directrice, nous en disent plus sur les activités menées dans ce cadre.
Bonjour Juliette et Marie, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Marie (M) : Je suis Marie Priqueler, directrice de MSA. J’ai pris les fonctions de direction il y a deux ans. Avant ça, j’ai toujours travaillé dans le champ de l’éducation populaire, mais j’avais eu l’occasion de travailler avec MSA sur des projets de liens entre les habitant·e·s de Strasbourg et les personnes réfugiées.
Juliette (J) : Je suis Juliette Babin, chargée de mission à MSA sur les enjeux de formation des professionnel·e·s et de prévention des discriminations dans le domaine de la santé depuis 3 ans et demi. Avant ça, j’ai été diplômée d’un master de sociologie.
Pouvez-vous nous expliquer le travail qui est fait par MSA ?
M : L’association va fêter ses 50 ans l’année prochaine. Elle existe depuis 1975. Historiquement, l’objet de MSA est la promotion de la santé, l’accès aux soins et aux droits des personnes migrantes.
En 2018, nous avons modifié nos statuts pour y ajouter la lutte contre les discriminations dans le domaine de la santé.
Plus concrètement, notre premier champ d’action a été le travail autour du déploiement d’un service d’interprétariat médical et social professionnel. Nous avons développé cette activité en se basant sur le constat, partagé, que les personnes migrantes, notamment peu ou pas francophones, sont éloignées du système de santé et rencontrent des difficultés d’accès aux soins.
Cela a été notre premier champ d’action, les autres secteurs se sont ajoutés après.
Notre service d’interprétariat compte aujourd’hui 86 interprètes qui ont la particularité d’être tous et toutes salarié·e·s en CDD ou CDI. Nos actions autour de l’interprétariat comportent la mise en place du service, des activités de formation, de plaidoyer.
En lien avec ce constat de difficulté d’accès à la santé chez les personnes migrantes, nous menons également des actions collectives de prévention et promotion de la santé, conduites en langue d’origine par des animatrices qui étaient au départ des interprètes.
Ces actions collectives portent sur des thématiques variées en lien avec la santé, qui sont préalablement identifiées avec des partenaires, par exemple autour du dépistage des cancers, de la santé au travail, du droit des femmes, etc. Ces activités s’inscrivent dans un ancrage local.
Un autre axe de travail de MSA est constitué par le pôle ressource : nous proposons des activités de formation des professionnel·le·s ou des futur·e·s professionnel·le·s, des activités de mise en réseau et notamment autour de la prévention et de la lutte contre les discriminations en santé.
J : Les deux premiers axes de travail de MSA (l’interprétariat et les actions collectives) sont à destination des personnes migrantes. Les activités du pôle ressources sont par contre plutôt à destination des acteurs et actrices qui vont eux-mêmes travailler auprès des personnes migrantes.
MSA est un organisme de formation certifié Qualiopi, ce qui nous permet d’intervenir dans les formations initiales des futur·e·s professionnel·le·s de santé. Nous intervenons aussi dans le cadre de formations en intra, ou dans le cadre de formations à inscriptions individuelles que nous mettons en place pour former sur l’accueil, l’accompagnement, le soin aux personnes migrantes, et aussi plus largement sur le thème de l’égalité et de la lutte contre les discriminations dans le domaine de la santé.
Comment le mandat initial de votre association a-t-il évolué autour des questions de lutte contre les discriminations ?
J : Depuis une dizaine d’années, MSA a développé un quatrième axe de travail autour de la lutte contre les discriminations en santé.
A la base, cela est parti de remontées que pouvaient nous faire certain·e·s interprètes, qui, de leurs côtés, sont en permanence dans les services hospitaliers, et peuvent parfois être témoins de situations qui les mettent mal à l’aise, notamment des situations de racisme.
On s’est dit qu’il y avait quelque chose à creuser. A cette époque-là, il y a dix ans, il y avait peu de données sur les discriminations dans l’accès à la santé. D’autres types de discriminations, comme celles dans l’accès à l’emploi, au logement, étaient beaucoup plus documentées et donc combattues.
Nous avons commencé à travailler à l’échelle locale et par analyser des situations concrètes de discriminations en santé. Petit à petit, cet axe-là est devenu de plus en plus solide, nous avons constaté que cela venait répondre à un réel besoin.
A l’échelle régionale du Grand Est, nous avons créé un Réseau de Veille et de Vigilance sur les discriminations dans le domaine de la santé, que nous co-animons avec l’Observatoire Régional de l’Intégration et de la Ville (ORIV).
Les actions du Réseau sont diverses : réunions interprofessionnelles, organisation de journées d’études régionales, etc.
Depuis officiellement 2019, nous travaillons aussi à l’échelle nationale sur cette même thématique, notamment depuis la parution de la première version du guide « Vers plus d’égalité en santé » que nous diffusons à l’échelle nationale et dont nous accompagnons la diffusion en organisant des journées d’études régionales dans l’hexagone une fois par an.
Comment avez-vous fait pour associer les professionnels de santé à votre travail de lutte contre les discriminations en santé ?
M : A travers tous ces axes de travail, l’association mobilise des professionnel·le·s de santé qui sont particulièrement impliqué·e·s sur ces questions-là : des praticien·ne·s hospitalier·e·s, des médecins généralistes libéraux, qui constituent aussi le CA de l’association, ou qui travaillent pour des structures partenaires (Médecins du Monde, Parole sans frontière…). Ces professionnel·le·s gravitaient déjà dans le réseau de MSA, et c’est tout naturellement qu’ils et elles ont été associé·e·s à nos travaux sur les discriminations en santé.
D’ailleurs, ce sont régulièrement des professionnel·le·s de santé qui nous contactent quand ils et elles font face à des situations qui les interpellent. Par exemple, en constatant le durcissement des conditions d’accueil des personnes étrangères, la diminution de leurs droits, etc.
J : Ces professionnel·le·s de santé font partie de l’ADN de l’association. Ils et elles ont toujours été intégré·e·s à la démarche, tout est co-construit avec elles et eux, que ce soit dans le cadre du Réseau de veille, où nous sommes là pour proposer des temps de réunion, mais qui sont totalement co-animées avec les participant·e·s.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce Réseau de veille et vigilance sur les discriminations dans le domaine de la santé que vous co-animez dans le Grand Est ?
J : Nous co-animons ce réseau depuis le départ avec l’ORIV, le centre ressources politique de la ville avec qui nous avons un partenariat fort. C’est un réseau assez ancien, mais qui a été formalisé en 2017.
Nous proposons à minima quatre réunions par an où nous invitons les membres du réseau, qui sont des professionnel·le·s de la santé (médecins, infirmier·e·s, psychologues, médiateur/médiatrices en santé, etc.), du travail social, mais aussi des bénévoles, et des agents des collectivités, notamment de la ville de Strasbourg.
Chaque rencontre commence par un temps d’information/formation où l’on va jouer le rôle d’un espace ressource, par exemple, en venant présenter une étude récemment parue.
Et puis c’est un lieu d’analyse de situations discriminatoires ou à risque de discrimination. Le ou la professionnel·le va exposer sa situation au groupe, et nous allons essayer dans un premier temps de voir s’il s’agit d’une discrimination au sens juridique du terme, et ensuite bien sûr de voir qu’est ce qu’il est possible de faire pour résoudre la situation sur le plan de l’accès au soin, de l’éthique…
Le réseau a aussi un rôle de plaidoyer ou d’alerte sur les situations, mais peu activé pour le moment.
Et aussi, depuis l’année dernière, nous avons développé des actions de formation sur notre sujet de la lutte contre les discriminations en santé, afin déjà de pouvoir nous former, nous les membres du Réseau de veille, mais aussi de former des acteurs et actrices extérieur·e·s au réseau.
Dans ce cadre, le réseau est aussi un comité de pilotage d’organisation d’une journée régionale Grand Est sur les questions de discriminations en santé. L’année dernière en décembre, nous avons par exemple organisé une journée sur les discriminations raciales.
M : Le fait de travailler à un objet concert, tel que l’organisation d’une journée d’étude, est très fédérateur et permet de soutenir la mobilisation du Réseau.
Lors des réunions d’analyse de cas menées par le Réseau de veille et de vigilance, quelles sont les situations amenées par les professionnel·le·s ?
M : Les situations qui sont décrites dans le guide « Vers plus d’égalité en santé » sont issues du réseau de veille. En ce moment, les situations de discriminations en santé sur lesquelles nous échangeons sont particulièrement difficiles je trouve, voire même alarmantes. D’ailleurs ces situations graves ne sont pas uniquement remontées via le réseau de veille et de vigilance, mais aussi dans les groupes de parole que nous organisons avec les habitant·e·s, dans les groupes d’échanges interprètes, etc.
J : Dans les réunions d’analyse de cas, les situations qui sont présentées sont souvent difficiles à analyser, au sens où ce ne sont pas des situations « typiques » de discrimination au niveau légal. Par exemple, et c’est tout aussi dur, certaines situations vont plutôt relever de la maltraitance.
M : C’est aussi parfois difficile à analyser parce qu’il manque toujours le prisme de la personne qui a vécu la discrimination. C’est le ou la professionnel·le qui en a été témoin qui va la raconter.
Pour la personne victime, l’urgence va être d’accéder au soin, et pas vraiment que la situation soit reconnue comme discriminatoire. Pourtant, c’est également important.
Globalement, lors des réunions du Réseau, nous constatons que de nombreuses situations de discriminations qui sont explorées ont trait au non-recours à l’interprétariat en santé. Est-ce que cela est dû au fait que l’objet même de MSA porte sur l’interprétariat ? Ou bien peut-être qu’objectivement ces situations sont très nombreuses.
En tous cas, le non recours à l’interprétariat en santé est l’un des freins les plus récurrents à l’accès aux soins.
C’est important de rappeler le rôle fondamental que jouent les interprètes pour lutter contre les discriminations. Ils permettent concrètement aux personnes d’accéder aux soins. Ils ont aussi un rôle de témoin important. C’est un métier peu connu et peu reconnu mais nécessaire pour prévenir des situations de discriminations ou de non accès aux soins.
Y a-t-il d’autres structures en France qui, comme vous, travaillent sur les questions de discriminations en santé ?
J : Des réseaux se mobilisent sur cette question. L’Observatoire du Droit à la Santé des Étrangers (ODSE) travaille notamment sur les questions de refus de soin. Ils travaillent sur les situations de discriminations systémiques. Ils mènent des actions de plaidoyer, ils peuvent aussi par exemple écrire des courriers aux directions d’hôpitaux où se posent ces problèmes. MSA est membre de ce réseau.
La Fédération des Acteurs de la Solidarité porte aussi cette question, notamment via l’Observatoire Santé qui permet de faire remonter des situations de refus de soin. Le plus gros des situations qui leur sont remontées porte sur la difficulté liée au non-recours à l’interprétariat.
Fabrique Territoires Santé qui produit des ressources, de la capitalisation notamment pour les professionnel·le·s des quartiers prioritaires de la ville a également produit un dossier très intéressant sur les discriminations en santé.
Après 10 années de travail sur cette thématique, quelles évolutions constatez-vous ?
J : Ce qui me paraît être positif, c’est que ça a été objectivé par des données produites notamment par le Défenseur des droits, par AIDES, qui démontrent qu’il existe des discriminations en santé.
Nous constatons que nous en parlons d’avantages qu’il y a une dizaine d’années. Les modalités de recours ont aussi évolué avec de nouvelles possibilités de plaintes (notamment la commission mixte de conciliation CPAM/Ordre des médecins).
M : Je crois beaucoup dans les interventions en formation initiale, auprès des futurs infirmier·e·s, aides-soignant·e·s, médecins. Ce sont de futur·e·s professionnel·le·s mais qui ont déjà un pied sur le terrain, et qui sont vraiment au bon moment pour avoir une approche réflexive pour identifier ce qu’est une discrimination en santé.
Très souvent les professionnel·le·s qui ont une pratique discriminatoire ne s’en rendent pas compte par méconnaissance de ce qu’est une discrimination. Je trouve que le fait de former plusieurs centaines de futur·e·s professionnel·le·s chaque année, chez qui on sent un impact, c’est intéressant.
Après avoir dit ça, je pense qu’il y a malheureusement des facteurs systémiques et législatifs qui se détériorent nettement et sur lesquels nous avons moins d’impact. Les débats comme ceux qu’on a entendu dans le cadre de la loi immigration viennent forcément décomplexer les comportements de certain·e·s professionnel·le·s. C’est quelque chose qui se ressent, qu’on entend de tous les côtés, notamment de la part de nos collègues interprètes.
J : Dans la loi immigration, il n’y a pratiquement aucun point sur la santé qui est finalement passé. Pourtant, au vu de tout ce qui a été dit en amont de la loi dans la sphère publique, politique et médiatique, nous avons eu connaissance de plusieurs situations où des professionnel·le·s, qui n’avaient pas connaissance de la loi finalement promulguée, se sont mis·es à interdire l’accès de leur services à des personnes, simplement sur la base ce qu’ils et elles avaient entendu dans les débats.
M : Les services de santé sont le fruit de la société dans laquelle ils émergent. Si une société est discriminante, elle va produire un système de santé discriminant. Ce n’est pas un vase clos. Quand les politiques et les discours des médias se durcissent, cela impacte aussi ce qu’il se passe en santé.
Une des choses importantes à mettre au travail c’est que des instances de recours existent, mais qu’elles sont assez peu mobilisées. Aujourd’hui, on sait que seulement 8% des victimes de discriminations se saisissent des instances de recours.
Il faut continuer à former les professionnel·le·s pour qu’ils et elles connaissent les recours, et qu’ils et elles accompagnent les victimes de discriminations.