Jean-Luc Pesle, médecin responsable de la mission frontière tansalpine pour Médecins du Monde
Jean-Luc Pesle, médecin généraliste retraité et bénévole de Médecins du Monde (MDM), parle de sa mission à la frontière Montgenèvre-Briançon. Il décrit le travail de maraudes en montagne pour aider les migrants qui traversent la frontière, les problèmes avec les forces de l’ordre, et les consultations médicales au Refuge Solidaire. Il souligne les besoins de santé physique, les traumatismes liés au passage de la frontière, et la sous-évaluation des troubles psychologiques.
Bonjour Jean-Luc, est-ce que tu peux te présenter et présenter la mission pour laquelle tu interviens à Médecins du Monde (MDM) ?
Je suis médecin généraliste retraité depuis 3 ans. J’ai travaillé pendant 30-35 ans à Grenoble dans un centre médical. J’ai 68 ans.
Tout au long de ma carrière, j’ai travaillé comme bénévole pour MDM. J’ai dû commencer en 1982, en Afghanistan. Je me suis pas mal occupé du Centre d’Accès aux Soins et d’Orientation (CASO) de Grenoble, et je suis aussi intervenu pour une mission en Palestine, ainsi qu’une mission au Salvador.
J’ai entendu parler de la mission à la frontière transalpine, et j’ai commencé à y travailler en novembre 2019 en faisant à la fois des maraudes et des consultations.
Aujourd’hui, je suis devenu responsable de la mission. Dans une mission MDM, il y a toujours un responsable de mission bénévole et il peut ou pas y avoir un coordinateur salarié. Vu l’importance de la mission ici, MDM a décidé de mettre les moyens et nous avons également une coordinatrice salariée, Isabelle Lorre. Jusqu’à il y a peu, le poste était basé à Marseille, mais la distance était compliquée, donc aujourd’hui Isabelle est basée à Briançon même, et c’est beaucoup mieux.
Cette mission dépend de la délégation régionale PACA où un Collège participe à la mise en œuvre des missions régionales.
En quoi consiste concrètement la mission de Médecins du Monde à la frontière Montgenèvre-Briançon alors ?
MDM a deux axes de travail sur cette mission : les maraudes et les consultations médicales au Refuge . Concernant les maraudes, nous travaillons en partenariat avec l’association Tous Migrants et avec le Collectif Maraude.
Notre travail en maraude relève de ce qu’on appelle la Réduction des Risques (RdR) : on agit en amont des besoins. Parce qu’on sait très bien que le franchissement de cette frontière est difficile, et que la présence des forces de l’ordre oblige les migrants à prendre des chemins de plus en plus difficiles. Montgenèvre est en altitude, il fait vite très froid.
Concrètement, nous avons une unité mobile de mise à l’abri, c’est-à-dire notre voiture. Nous intervenons en binôme : un·e chauffeur·e de Tous Migrants et un·e soignant·e (médecin ou infirmier·e) de MDM.
Les maraudeurs et maraudeuses patrouillent à pied en montagne, du côté français de la frontière, et nous appellent lorsqu’ils ont trouvé des personnes qui viennent de faire le passage, pour que nous les récupérions dans notre voiture.
De là, on fait un premier bilan médical dans la voiture et on les redescend ensuite soit au Refuge soit à l’hôpital en fonction des besoins.
En général les gens que nous récupérons dans la voiture sont épuisés, et ont très froid. Iels sont rarement en hypothermie grave, mais il faut les réchauffer vite. Il peut arriver qu’il y ait des gelures.
On constate aussi beaucoup de traumatismes liés au passage de la frontière de nuit, de type entorses aux genoux, aux chevilles, parce qu’iels n’y voyaient rien et sont tombé·e·s.
On voit aussi de nombreuses personnes avec des séquelles physiques de leur passage des frontières, sur la route des Balkans. On entend des choses terribles sur les violences commises par la police croate au moment du passage de la frontière croate. Certain·es en gardent les séquelles jusqu’à Briançon.
Globalement, cependant, je dirais que les personnes qui font le passage par Montgenèvre sont plutôt en bonne santé. Enfin je parle des hommes seuls qui arrivent, parce que s’ils arrivent jusque-là et par cette route, c’est qu’ils sont plutôt costauds, plutôt en bonne santé et aguerris.Ce n’est pas le cas des personnes vulnérables, même s’il y en a quand même un certain nombre qui prennent ce passage.
On a des familles afghanes, qui arrivent avec les grands-parents, tous les enfants, les mamans, parfois enceintes. On voit arriver des familles de 10 personnes parfois avec des enfants de tous les âges.
Pour les personnes âgées, c’est déjà beaucoup plus difficile. Ils n’ont pas la capacité de prendre les chemins les plus difficiles, et doivent donc emprunter les plus accessibles, c’est-à-dire ceux qui sont les plus surveillés par les forces de l’ordre.
C’est pourquoi ce sont surtout les plus vulnérables qui vont se faire refouler à la frontière à de nombreuses reprises.
Est-ce que tu peux nous parler justement du contexte politique dans lequel s’inscrivent vos actions, en particulier les maraudes ?
Avec les maraudes, l’un de nos objectifs est de mettre les personnes à l’abri, et donc de les trouver dans la montagne avant les forces de l’ordre, parce qu’elles vont systématiquement renvoyer les personnes du côté italien, alors mêmes qu’elles sont déjà sur le territoire français.
Après interpellation par les forces de l’ordre, les personnes sont retenues dans un local jusqu’à ce que la police italienne vienne les chercher.
Tous les maraudeurs et la voiture de MDM sont harcelés par les forces de l’ordre : avec des filatures, des contrôles répétés, des amendes abusives, etc.
Jusqu’à récemment, les forces de l’ordre nous laissaient tranquille une fois que les migrants se retrouvaient dans la voiture de MDM. Mais cet hiver, ils nous ont déjà arrêté 4 fois, en obligeant les migrants à sortir de la voiture.
La frontière est fermée depuis 2015, avec un doublement des effectifs de police et de gendarmerie mobile.
Ce sont des moyens énormes déployés pour une efficacité quasi nulle. Parce que les gens vont essayer de passer jusqu’à ce qu’ils y arrivent, et vont tenter le passage plusieurs fois si nécessaire.
Est-ce tu avais déjà eu des rapports aussi tendus avec les forces de l’ordre dans d’autres missions avec Médecins du Monde ?
Oui, en Palestine, avec les forces de l’ordre israélienne.
Pour en revenir à vos actions à Briançon, hormis les maraudes, il y a aussi comme tu le disais, les consultations médicales au Refuge Solidaire…
Oui, les consultations médicales se déroulent au Refuge, en partenariat donc avec l’association Refuges Solidaires, qui gère les lieux.
Là, elles se déroulent dans ce que nous appelons la cellule médicale, une sorte d’infirmerie du Refuge. Elles ont lieu tous les jours.
On a la chance à Briançon d’avoir une PASS mobile. C’est-à-dire que la PASS de l’hôpital de Briançon vient faire des consultations au Refuge.
Pendant la période plus intense de la Covid, ça ne fonctionnait plus parce que le personnel de la PASS a été phagocyté par les urgences de l’hôpital.
Mais aujourd’hui, des infirmier·ère·s viennent deux ou trois matins par semaine au Refuge pour y mener des consultations. En cas de besoin, il est alors tout à fait possible de réorienter vers l’hôpital.
MDM vient compléter l’action de la PASS en faisant des consultations sur les temps où la PASS n’est pas présente.
Nos consultations sont menées soit par des médecins, soit par des infirmier·e·s. Ces dernier·e·s peuvent toujours appeler un médecin en back-up si besoin. Nous avons aussi sur place une pharmacie qui est approvisionnée par la PASS.
Au niveau des pathologies que nous rencontrons, on voit sur nos données pour 2021 que :
- 1/4 des consultations sont pour des troubles ostéo-articulaires liés à la traversée de la frontière,
- 12% des personnes sont reçues pour des infections aigues des voies respiratoires,
- 8% pour des douleurs dentaires,
- 7% pour la gale,
- 6% pour le traitement de plaies,
- et 3% seulement pour des troubles psychologiques, avec principalement des perturbations du sommeil et de l’anxiété.
Il est clair que les troubles psychologiques sont très sous-évalués. Je pense que les gens qui traversent, même s’ils sont très affectés, sont toujours dans une dynamique de voyage. Donc, ils ne lâchent pas, ils ne vont pas déposer leurs soucis ici parce qu’ils n’ont aucun intérêt à lâcher maintenant.
L’un de nos constats importants aussi est que nous ne recevons en consultation au Refuge que très peu de femmes, ça nous pose problème.
En 2021, sur 481 personnes reçues à la permanence médicale au Refuge, seulement 27 femmes ont été vues. Alors qu’on sait que sur la même période, 220 femmes ont été hébergées au Refuge, la plupart d’entre elles étaient originaires d’Afghanistan.
Notre objectif c’est donc d’essayer de voir plus les femmes et notamment de pouvoir faire de la prévention au niveau de la santé sexuelle et reproductive.
Un autre axe de notre travail est le recueil de données et le plaidoyer, pour informer et que les choses changent.
Quelles sont les autres problématiques qui vous traversent en ce moment ?
Quand je suis arrivé en novembre 2019, beaucoup de personnes de l’Afrique sub-saharienne prenaient le passage de Montgenèvre. Maintenant ils sont peu nombreux et empruntent d’autres trajets.
Cet hiver, on a eu un arrêt des arrivées de familles afghanes. On ne sait pas trop pourquoi.
En ce moment, nous voyons arriver de jeunes marocains. Ils peuvent facilement voyager vers la Turquie en avion, et de là, ils prennent la même route que les Afghans ou les Iraniens.
Nous constatons chez bon nombre d’entre eux de gros problèmes de dépendance médicamenteuse au Tramadol (un anti-douleur) et au Lyrica (un anticonvulsivant).
Nous avons pu discuter avec des professionnels de l’addictologie, notamment à Marseille, qui nous expliquaient que ces gens étaient pour la plupart déjà sous dépendance au Maroc, avant donc de quitter leur pays.
Ces jeunes marocains vont moins facilement partir du Refuge, parce qu’ils ne savent pas où aller, parce qu’ils ont beaucoup moins de possibilité d’obtenir des papiers. Ce sont des jeunes un peu déstabilisés. A MDM, nous nous battons pour un accueil digne des personnes à l’arrivée en France.
Combien êtes-vous dans votre équipe ? Est-ce que vous avez toujours besoin de bénévoles ?
Nous sommes une quinzaine de bénévoles sur la mission, et, nous sommes toujours contents d’accueillir de nouveaux bénévoles. Plus nous sommes nombreux et plus c’est facile de tourner.
Il y a peu de bénévoles de MDM qui viennent du Briançonnais, beaucoup viennent de Marseille, de la Drôme, de l’Isère, de la Savoie. Nous avons même une infirmière qui vient de Brest deux fois par an pendant deux semaines. Elle travaille à l’hôpital et a la possibilité de prendre des jours pour raison humanitaire.
A Briançon, MDM a un appartement pour loger les bénévoles qui ne vivent pas sur place.
Globalement, on a plus de facilités à trouver des bénévoles pour les consultations que pour les maraudes.